Psychanalyse du fanatisme

Gérard Haddad

Le psychiatre-psychanalyste Gérard Haddad nous donne son analyse du fanatisme dans un essai accessible. La démonstration est claire, déterminée ; les arguments de type historique et psychanalytique, la thèse limpide : le fanatisme est une maladie. Confession faite dans les dernières pages, lui-même a succombé à la maladie avec le marxisme léninisme ; il passa 12 ans de sa vie allongé sur le divan de Jacques Lacan.

Livre de Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu, Psychanalyse du fanatisme, 2018
Editions Premier Parallèle. 124 pages. Edité le 5 septembre 2015.
Portrait de Gérard Haddad, psychiatre, psychanalyste, écrivain
Gérard Haddad ©Bruno Levi

Le titre de l’ouvrage est une judicieuse trouvaille qui fait référence à un texte du philosophe Lessing:

« Si Dieu tenait dans Sa main droite toutes les vérités et dans Sa main gauche l’effort infatigable vers la vérité et qu’il me disait : « Choisis ! » je m’inclinerais avec désespoir vers Sa main gauche en disant : « Père ! Donne ! La Pure vérité n’est que pour Toi seul! »

L'éternel retour de l'intolérance

 Le fanatisme ne découle pas que du fait religieux. Gérard Haddad rappelle à bon escient qu’il se décline de plusieurs manières. Il en distingue quatre types : le fanatisme religieux, le nationalisme, le racisme et l’idéologie totalitaire.

« Polymorphe, mu par des motifs différents, le fanatisme n’en reste pas moins un phénomène analysable en soi, dont les différentes manifestations conservent une communauté de structure. »

Tout part d’un état d’esprit. Opter pour la main gauche de Dieu, c’est accepter qu’on ne peut pas saisir LA vérité qui donne pour de bon un sens à l’existence.
« Ma perception du monde peut être différente de celle de mon voisin ».
C’est un postulat épistémologique qui contribue à garantir ma santé mentale. Cela fut d’ailleurs un argument précieux de la philosophie rationaliste des Lumières dans l’Europe du XVIIIe siècle pour lutter contre l’intolérance de l’Eglise d’Etat à l’égard de ses sujets non-catholiques. Dans une monarchie « de droit divin » le respect du roi n’allait pas sans le respect de Dieu. Tous ceux qui ne reconnaissaient pas le Dieu de l’Eglise d’Etat ne méritaient donc pas la citoyenneté.
Gérard Haddad ne s’attarde pas trop sur l’argument philosophique, dommage, cela dit je le rejoints volontiers au sujet de la fusion Empire Romain-Chrétienté. Cette union a selon lui fomenté les premiers germes du fanatisme car deux autorités (temporelle et spirituelle) plutôt qu’une porte loin la prétention à embrasser le monde. Et c’est bien la prétention à l’universalité qui est dangereuse. Le fanatisme est une maladie de groupe qui part souvent d’un bon sentiment (alors perverti).

"Il n'est pas très difficile de mettre un nom sur le ressort psychologique de cette quête du même : la maladie du fanatisme est bien, fondamentalement, une maladie du narcissisme."

Ce qui est particulièrement dangereux avec la religion, en particulier avec le monothéisme (catholicisme, islam, judaïsme), c’est le fait d’adhérer à un principe d’explication de l’ordre du monde qui échappe au sensible mais qui, tout à la fois, s’impose comme la vérité absolue.
La philosophie a régulièrement constitué un rempart contre les perversions des religions, elle a entre autre rappelé maintes fois qu’imposer une idée de Dieu est insensé car l’essence même de la foi est de croire et non de savoir.

Quoiqu’il en soit, la révolution française et les progrès du savoir n’ont pas réglé le problème.
Le XXe siècle nous a montré qu’il est toujours aussi facile d’assujettir les hommes en leur imposant quoi penser. Cela a une fonction précise : combler un vide, soigner une angoisse.

Le fanatique a choisi son camp : il se saisit de la main droite de Dieu car il pense détenir la vérité absolue dont il portera le flambeau jusqu’à sa mort (sauf en cas de guérison). C’est une réalité historique. Depuis les croisades sanglantes de l’Eglise catholique jusqu’au génocide juif, le fanatique porte en lui la haine et élimine volontiers de son chemin tous ceux qui ne pensent pas comme lui.
L’enjeu consiste ici à cerner les sources de cette souffrance génératrice de haine et d'(auto)destruction.
Au delà des observations historiques destinées à dégager des lois générales, la spécificité du discours de Gérard Hassad est de rentrer dans les arcanes du psychisme, avec Freud et Lacan à l’appui.
J’avoue être un peu sur la défensive devant ce type d’argumentaire, la psychanalyse n’est certes pas exempte d’efficacité mais de là à envisager un principe d’explication pour tous.

Dans la tête du fanatique

Puisque le collectif prend sa source dans le particulier, il faut nécessairement se pencher sur les ressorts de l’individu. Quelles sont les dispositions psychiques propices à un comportement fanatique ? Je vous propose de dérouler dans ses grandes lignes l’argumentaire de Gérard Haddad.

« Il n’est pas très difficile de mettre un nom sur le ressort psychologique de cette quête du même : la maladie du fanatisme est bien, fondamentalement, une maladie du narcissisme. »

La passion pour le même

C’est ce que Jacques Lacan a théorisé avec le concept du « stade du miroir ».
Imaginez-vous à l’état de nourrisson, vous êtes face à un miroir et pour la première fois vous prenez conscience de l’unité de votre corps. Vous vivez un coup de foudre avec votre reflet mais vous êtes aussi déçu car quelque chose vous échappe ; vous ne pouvez pas tout à fait vous saisir comme les autres vous voient. Cela crée un manque obsédant. Celui qui ne parvient pas à dépasser ce coup de foudre « narcissique » (certes nécessaire pour grandir) s’expose à l’angoisse et la psychose.

« Le fanatique, dépourvu d’une forte armature symbolique, prisonnier d’un imaginaire malade, enfermé dans un narcissisme pathologique, ne peut s’élever au-dessus de la douleur du manque… Ne nous trompons pas : cette douleur du manque peut devenir si atroce que la mort, voire le suicide, en devient souhaitable. Elle est la cause de la haine absolue. »

Puisque tout ce qui porte atteinte à notre image pose problème, l’auteur perçoit un danger inhérent à la mondialisation des échanges (qui tend à gommer les particularismes). L’image de soi est particulièrement mise à l’épreuve avec l’humiliation. Le psychanalyste évoque le cas clinique de patients musulmans qui ne parviennent pas à s’aimer en raison que leur communauté est à la traîne de l’élite mondiale.

Alors le sujet fragile recherche dans le « même » de quoi le rassurer. Le sujet malade, lui, ne perçoit pas de limites à sa démarche. Il détruit l’autre dans sa globalité pour ensuite construire un modèle plus fort et plus grand au nom d’une certaine nécessité. Le communisme, le nazisme, l’islamisme radical se caractérisent tous par cette pulsion destructrice. On le constate avec Daesh qui veut restaurer le Califat et cherche supprimer les autres formes de culture. Sauf que très justement, l’auteur explique que le processus est sans fin. Les fanatiques islamiques peuvent s’imaginer être heureux à l’issue de leur djihad sauf que « le même ne (sera) jamais assez le même ». Par exemple, si demain le Sunnisme élimine le Chiisme, il restera un clivage entre un Sunnite kurde et un Sunnite arabe, etc.

« Les rêves utopiques ont pour fonction de renforcer l’image corporelle de tout individu chez qui cette image vacille. La fascination qu’exerce l’Etat Islamique auprès de nombreux non-musulmans se nourrit aussi, aux côtés d’un certain romantisme morbide, de cette promesse. »

La rivalité fraternelle

C’est aussi un concept propre à Lacan car avant lui la psychanalyse s’arrêtait au conflit entre générations (Freud et le complexe d’Oedipe, lequel se résout par la théorie de la castration).

« Le frère a en sa possession la pièce manquante de notre image du miroir, et si cette pièce est sacrée, alors ce frère est considéré comme profanateur, et mérite la mort. »

Grand connaisseur des trois religions monothéistes, Haddad nous rappelle à bon escient que la Bible nous avertissait déjà en substance que le fratricide est la cause du drame humain (cf les récits d’Abel et Cain, d’Ismael et Isaac, des frères de Joseph…) Et qu’il n’y a qu’une seule solution pour que l’humanité survive : le pardon. Quelques hommes, tels que Martin Luther King et Mandela, l’ont illustré dans notre histoire contemporaine.

"On ne lutte pas contre le fanatisme ni avec des arguments
ni avec du savoir."

Le psychanalyste propose aussi de lire l’actuel conflit israélo-arabe à la lumière de cette rivalité. Que voit-il sous cet angle ? Un monde arabe humilié par des défaites militaires successives face à un micro état, Israel, construit tardivement, protégé par l’Occident et auréolé de succès scientifiques. Cette jalousie est évidemment réciproque : Israel envie à la population musulmane ses millions de sujets et ses ressources naturelles… De cette observation, Gérard Haddad dégage le terme pathogène d’égalitarisme. On désire toujours ce que l’on n’a pas et ce que l’autre a en sa possession.

Il existe une solution, elle réside dans le renoncement. Or pour être capable de renoncement, il faut être capable de beaucoup d’amour et posséder de solides valeurs. Ce n’est pas le cas du fanatique qui est dépourvu d’une « forte armature symbolique ».

Le psychanalyste conclut que c’est l’absence du père qui pose problème car le père est le symbole de la loi et c’est à lui que revient le devoir de tempérer la rivalité fraternelle. Puisque nos sociétés sont de moins en moins dominées par les valeurs patriarcales, le fanatisme a plus de chances de se développer. D’autre part, le gourou, le calife ou le leader pour le sujet fanatique est une manière de retrouver une image salutaire du père manquant. L’être affaibli redore son image au sein d’un groupe après avoir fait le deuil d’une société qui l’a humilié.

L'angoisse du doute

Depuis le « cogito ergo sum » de Descartes, il est devenu normal de douter, même en métaphysique. Or le doute est source de mal-être, d’angoisse, puisqu’il fait éclater les repères et les croyances. Contre les effets du doute, il existe un super antidépresseur : le fanatisme. C’est une solution de facilité, symptôme d’une paresse intellectuelle, mais elle est efficace.

« Le fanatisme, précisément, permet de surmonter cette souffrance du doute. Quelle que soit sa forme, l’identité nationale et religieuse du sujet s’en trouve renforcée, son rapport au monde à travers ses convictions se stabilise, le psychisme recouvre des forces pour l’action. Ce confort psychique devient l’un de ses biens les plus précieux (…) Troubler cette jouissance ne peut que soulever de violents conflits. »

La paranoia

Le fanatique est en conséquence paranonïaque. Tout ce qui se dresse contre lui est l’effet d’un complot. Haddad cite le cas d’Hitler qui dénonçait le complot juif pour dominer le monde ; le communisme se plaignait du complot capitaliste (et vice versa)… Qui dit complot dit explication rationnelle à une situation absurde. C’est toujours plus rassurant, ça dilue le hasard. Aujourd’hui, le dijhadiste islamique s’imagine qu’un complot occidental entrave son projet eschatologique. En plus d’être parano, il est aussi dans le déni de toute autre explication.

La détestation de la loi

Gérard Haddad reprend un argument lacanien selon lequel l’enfant qui n’a pas connu la loi ou qui ne l’a pas intégrée à l’aide de parents bienveillants et aimants, devient un adulte réfractaire à la loi (il la percevra comme tyrannique). Le fanatique millénariste peut être vu comme un adulte qui rêve d’un monde sans lois.

L’auteur, dans une logique complètement freudienne, admet que ce rejet de la loi est en vérité un complexe oedipien non résolu, je cite : 

« Cette haine de la loi, ce rêve de son abolition totale, ne signifie rien d’autre que le rejet de l’interdit de l’inceste. Le fanatique est prisonnier de son amour oedipien, qu’il ne peut ni ne veut surmonter, et se trouve par conséquent dans l’impossibilité d’accepter sa castration (…) Le désir érotique envers la mère serait donc à la racine de tout fanatisme, amour pour lequel le père n’a pas joué son rôle d’écran et de modérateur. »

L’ascétisme du salafiste ne dure en effet qu’un temps, une fois au pouvoir il lâche ses pulsions sexuelles et ne connaît pas de limite. Il s’autorise en cela d’être aussi puissant que son créateur.

Je me dis personnellement que ça va trop loin ; mais l’auteur, comme s’il anticipait la réaction de son lecteur, s’empresse de défendre la psychanalyse de tout délire : Freud nous offre selon lui une grille de lecture parfaite pour décrypter le comportement du fanatique.

Le devenir autre

On ne devient pas fanatique en deux jours. Cela peut prendre des années, voire rester latent toute une vie. Gérard Haddad nous avertit seulement d’une chose : toute société qui connaît la misère, la corruption, l’humiliation et l’injustice s’expose à développer en son sein du fanatisme. Il convient de parler de conversion plutôt que radicalisation car il s’agit « d’une transformation profonde de la subjectivité et du rapport au monde. »
Il est préférable de se l’expliquer ainsi plutôt que par la puissance du « lavage de cerveau » opéré par les soldats fanatiques. Si on se laisse prendre dans leurs filets, c’est que nous sommes a priori « vides », perdus, et surtout sans valeurs.
A propos de cette problématique, je vous conseille la lecture de Dounia Bouzar, La Vie après Daesh.
Lutter contre le fanatisme, selon Haddad, est plutôt une affaire de politique. Envisager de soigner ce mal par la psychanalyse est en effet quelque peu illusoire. Les sujets paraissent normaux, le plus souvent, c’est la triste banalité du mal. « Folie ou névrose grave, la conviction fanatique, puisque indépendante de la raison, présente une énorme résistance à tout traitement. »

L’ouvrage se termine par une confession personnelle de l’auteur:

« Oui , dans ma jeunesse, j’ai été moi-même un fanatique, versant idéologique, c’est à dire un stalinien bon teint, pour qui la révolution justifiait bien des crimes et exactions, dégâts collatéraux inévitables avant l’avènement d’une société de justice (…) Cette position subjective m’a longtemps paralysé. Et je dois à Lacan, d’où ma reconnaissance, de m’en avoir extrait. Les différents arguments de cet essai ont été autant de moments essentiels de ma cure. »

C’est un acte courageux qui donne à l’ouvrage toute sa mesure.
Il nous faut retenir avec Gérard Haddad que le fanatisme est concomitant à l’histoire de l’humanité, sans cesse revêtant de nouvelles parures. C’est une maladie qui s’en prend à des êtres affaiblis, aux portes de la psychose.
Les arguments ont l’avantage d’être originaux et audacieux (cf. le complexe d’Oedipe) mais dans l’ensemble ils sont pertinents.
La conclusion du livre défend l’idée selon laquelle le meilleur garde-fou au fanatisme est le maintien d’une société plurielle. Les multiples particularités constituent des « grains de sable qui grippent les délires de cette quête du même. »

Dans la main droite de Dieu, psychanalyse du fanatisme
Gérard Haddad, 169 pages, 2018, Editions Premier Parallèle

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