Manet / Degas

Edgar Degas et Edouard Manet, peintres amis, artistes majeurs dans l’avénement de la modernité, sont cités parmi les fondateurs de l’impressionnisme sans pourtant le suivre à la lettre. Ils aiment plutôt se qualifier d’intransigeants. Tous deux se méfient de l’académisme et cultivent leur indépendance d’esprit. Le musée d’Orsay consacre une exposition à cette amitié singulière, faite d’admiration et de rivalité, dans la France agitée du XIXe siècle.

Manet et Degas
Edgar Degas, autoportrait, 1855
Manet et Degas
Edouard Manet, Autoportrait, 1870

Nos premiers pas nous amènent à contempler deux autoportraits. Un autoportrait de jeunesse pour Degas (1855), un autoportrait de Manet quelques années avant sa mort (1870). 
Celui de Manet est une préciosité, il provient d’une collection particulière et n’avait pas été prêté depuis 1983. Manet s’est peu représenté lui-même et ce tableau est fascinant parce qu’il associe l’acuité du regard au flou de la main ; pleine expression de la peinture en acte. 

Une relation mouvementée

La légende raconte que Manet et Degas se sont rencontrés au Musée du Louvres. Manet aurait surpris Degas en train de réaliser une copie de l’infante Marguerite de Velasquez directement sur un cuivre. Manet aurait alors été subjugué par l’audace technique de Degas et l’en aurait complimenté.
Manet et Degas sont nourris de la tradition, ils ont beaucoup appris avec la copie et largement pratiqué dans les salles de Musée. Ils ont aussi acquis une solide formation auprès de profs particuliers, Thomas Couture pour Manet, Louis Lamothe pour Degas. Les deux amis ont une admiration mutuelle pour Ingres et Delacroix. Ils réaliseront chacun à leur manière des oeuvres en formes d’hommage aux anciens maîtres. 

Manet et Degas
D'après la Barque de Dante de Delacroix par Manet

"En ramenant Manet et Degas sous la lumière de leurs contrastes, cette exposition incite à porter un nouveau regard sur la complicité et l’inévitable rivalité de deux créateurs, à maintes égards, uniques."

Stéphane Guégan, conseiller du Musée d'Orsay

Manet et Degas se rejoignent sur les lieux d’exposition, ont les mêmes partis pris stylistiques, vivent ensemble l’expérience de la guerre en 1870-1871. Tout cela est un terreau fertile pour une amitié durable.
Les deux hommes ont aussi en commun d’être les fils aînés d’une famille bourgeoise et prédestinés à des études de droit. Ils naissent à deux années d’écart. L’un et l’autre résistent aux injonctions parentales et vivent sérieusement leur passion du dessin jusqu’à se rencontrer au Musée du Louvres au début des années 1860.
Aucune correspondance n’atteste de l’intimité de cette relation, mais il semblerait qu’elle soit trouble, passionnelle, marquée par une rivalité inéluctable.

L’exposition propose une première piste de compréhension, une simple anecdote : Degas a fait cadeau à Manet d’un portrait de lui et de sa femme. Manet n’a pas apprécié le cadeau de son ami dont il a coupé une partie de la toile parce que sa femme était « trop enlaidie » (selon le témoignage de Vollard). Réaction pour le moins indélicate dont Degas aurait eu peine à se remettre. Lorsqu’il découvre le tableau mutilé lors d’une visite chez les Manet, il le récupère immédiatement et le gardera toute sa vie.
Degas a longtemps vécu avec ce tableau au mur, et ce n’est que 20 ans après la mort de Manet qu’il décide d’ajouter une bande de toile adjacente pour compléter la partie manquante ; il ne l’a finalement jamais peinte.
En réaction également à la mutilation de son tableau, Degas a rendu à Manet une nature morte qu’il lui avait offert (Des noix dans un saladier).

Une fois les deux amis réconciliés, Degas a voulu récupérer le tableau mais Manet l’avait déjà vendu.
En 1868, Manet, peut-être alors en réaction au tableau de Degas, donnera sa vision de Suzanne au piano.

Manet et Degas
Monsieur et madame Edouard Manet, Degas, huile sur toile, vers 1868
Manet et Degas
Madame Manet au piano, 1868.
Manet et Degas
Edouard Manet, Monsieur et Madame Auguste Manet, en 1860, huile sur toile

La famille

En tant que magistrat et fille de diplomate, monsieur et madame Manet ne sont pas spécialement enchantés par une carrière artistique. En revanche, le père Degas, grand financier, apprécie beaucoup l’art et encourage son fils.
Les deux jeunes hommes bifurquent du chemin tracé. In fine, une fois lancés ils ont le soutien total de leur famille qui leur procure une aisance matérielle pour voyager, visiter les musées et apprendre toujours davantage. Les jeunes artistes passent leur temps au musée pour copier. 
La copie fait partie de l’apprentissage. Dans un esprit de filiation, on part à la découverte de soi-même à travers la copie et la fréquentation des maîtres.

Les débuts avec le public

Les deux hommes apprécient la vie urbaine, avec ses scènes au café, ses divertissements, ses moeurs plus libres. C’est dans ce cadre qu’ils vont participer à leurs premiers salons.

Le salon est un chemin capital pour le jeune artiste en attente de reconnaissance, c’est la condition de possibilité de sa carrière. La tradition du salon est héritée de l’ancien régime, elle consiste en un grand rassemblement de plusieurs milliers d’oeuvres (peinture, sculpture, dessin, pastel sur papier) devant plusieurs milliers de visiteurs. C’est un carrefour de rencontres. Les journalistes, les politiques, les mécènes, ne manquent jamais l’événement.
Manet expose à partir de 1861, Degas en 1865.

En terme de première fois, Manet est récompensé d’une mention honorable avec « Le Chanteur espagnol ». Il est adoubé par le plus grand critique d’art de l’époque, le poète Théophile Gautier. Ce dernier parle du travail de Manet comme d’un héritage « actualisé » de Velasquez et de Goya. Manet reçoit beaucoup d’autres compliments, entre autres ceux de Fantin Latour.

Manet et Degas
Le chanteur espagnol (recadré), huile sur toile, Manet

Manet apprécie beaucoup d’être vu et commenté. Il n’a pas peur de la critique, ce qu’il veut avant tout c’est se faire connaître. Il va justement beaucoup faire parler de lui quatre ans plus tard avec « Olympia ». Le tableau met en scène une femme nue, sensuelle, à l’aise avec son corps, accompagnée d’un chat et d’un bouquet de fleurs. La majorité la voit comme une femme sexuellement décomplexée, pour ne pas dire une courtisane. Ce tableau provoque le rejet et la sidération.

Manet et Degas
Olympia, Manet, huile sur toile, 1965
Manet et Degas
La Vénus d’Urbin, Titien

A l’origine, Manet a voulu rendre hommage à une oeuvre classique, « La Vénus d’Urbin » de Titien. Elle fut à un tel point modernisée que personne ne su voir la référence. « Olympia » c’est l’image d’une femme qui a confiance en elle et qui n’est pas immorale ; c’est la victoire d’une femme moderne sous le Second Empire.
Les critiques s’attaquent aux largesses techniques prises par Manet et l’accusent de ne pas savoir peindre. Manet cherche du réconfort auprès de son ami Charles Baudelaire qui l’encourage à affronter l’adversité.
En 1864, il est à nouveau confronté aux critiques ; son tableau « L’épisode d’un combat de taureau » met en scène la corrida. Certains estiment que « L’homme mort » qui se trouve en bas de la toile mériterait d’exister par lui-même, ce qui fait que Manet finira par découper son tableau pour ne garder que « L’homme mort ».
Il s’agit d’exprimer un sentiment plus universel.

Manet et Degas
L'homme mort, Manet

Edgar Degas met plus de temps à se faire remarquer. Et surtout, il ne le cherche pas spécialement. Il n’éprouve pas le besoin d’être connu et reproche à Manet de vouloir en permanence courir après la reconnaissance officielle. Degas préfère l’intimité de l’atelier aux mondanités.
Degas est en même temps fasciné par la rapidité d’exécution de Manet et ses résultats. Alors que lui tâtonne,  se cherche, Manet enchaîne les chefs d’oeuvre.
Degas participe à son premier salon en 1865 avec le portrait des Bellini, il passe inaperçu ; il consignera son tableau toute sa vie au fond de son atelier. Degas médite son échec et bien que craintif de la célébrité, il a de plus en plus d’amertume à l’égard des journalistes qui ne s’intéressent pas à lui.

Manet et Degas
La Famille Bellini, Degas, 1865

"Les contraires s’attirent et Degas aime chez Manet ce qu’il ne possède pas, la faculté qu’avait Manet d’aller plus vite,
de jeter sa couleur sur la toile avec plus d’autorité."

Stéphane Guégan

L'art du portrait

L’art du portrait est à la mode sous le Second Empire tout comme le paysage. L’exposition nous amène par une série de tableaux à différencier les manières de faire chez l’un et l’autre. On sait que Degas pratique beaucoup le portrait dès ses débuts.

Il y a une présence forte du sujet chez Manet. Le modèle est le plus souvent centré, en pleine lumière ; il y a de l’éclat, de la majesté. Manet était aussi un passionné de mode qui avait le goût de peindre les étoffes.
Lors de sa première exposition au Salon en 1861, il a présenté un portrait de ses parents, peut-être le geste d’une profonde gratitude.
Parmi les autres portraits marquants de Manet, il y a celui d’Emile Zola. Pour la petite histoire, ce tableau est un cadeau de remerciement pour son soutien procuré dans la presse. Il est amusant de voir qu’au coeur du tableau dans le bureau de Zola, est accroché « Olympia », le tableau censuré par la majorité mais adoré par l’ami écrivain qui le qualifia de chef d’oeuvre méritant sa place au musée du Louvres.
Manet peint aussi son ami Stéphane Mallarmé. Ainsi que Marcellin Desboutin en 1875. Marcellin est un ancien élève de Thomas Couture, il incarne la figure de l’aristocrate bohème élégant dans une France sociale fracturée.

Manet et Degas
Stéphane Mallarmé, Manet
Manet et Degas
L’artiste (Portrait de Marcellin Desboutin), Manet, 1875
Manet et Degas
Emile Zola, Manet, 1868

Degas peint beaucoup Manet mais la réciproque n’est pas vraie. Aucun portrait ou dessin de Degas par Manet n’est connu.
La muse de Manet reste à l’évidence Berthe Morisot. La jeune femme devient bientôt sa belle-soeur et sa collègue artiste peintre.
 Avant le mariage, Manet réalise de nombreux portraits de Berthe car elle est pour lui un emblème de la modernité. Ils s’apprécient beaucoup et se stimulent mutuellement. Berthe Morisot restera toujours reconnaissante envers son ami de l’avoir encouragée à poursuivre une carrière artistique.

Manet et Degas
Le Balcon, Manet

« Le balcon » fait entrer Berthe Morisot dans l’univers artistique de Manet.
Lorsqu’elle a découvert le tableau elle aurait dit :  « Je suis plus étrange que laide. »
En 1871, un nouveau tableau de Manet, « Le Repos », représente Berthe dans une posture peu commune pour l’époque, légèrement relâchée dans un canapé, une pose « moderne ».
En 1872, « Berthe Morisot au bouquet de violettes » est le portrait d’une femme à l’issue de la Commune, élégante, confiante.
La famille Morisot sont de grands amateurs d’art. Les parents de Berthe ouvrent leur salon aux artistes, peintres, écrivains, musiciens ; les soeurs Morisot disposent d’un atelier de création à la maison.

Manet et Degas
Le Repos, Manet, 1871
Manet et Degas
Berthe Morisot au bouquet de violettes, Manet, 1872
Manet et Degas
Berthe Morisot au chapeau de deuil, Manet, 1874
Portrait de Berthe Morisot étendue, Manet, 1873
Manet et Degas
Portrait de Zacharie Astruc, Manet, 1866, critique d’art et ami intime.

Alors que Manet positionne ses sujets au centre, Degas cherche à être moins traditionnel dans ses mises en scène, il fait évoluer les cadrages. Il y a aussi plus de gravité voire d’austérité. 
La palette est plus sobre.
Ainsi en est-il du portrait de madame Yves Gobillard, l’ainée des soeurs Morisot.
Degas apparaît comme un observateur attentif de l’ordinaire et la beauté n’est pas sa quête, l’ordinaire comporte aussi sa lassitude.  Il y a une profondeur psychologique dans les portraits de Degas. Les séries  consacrées aux ouvrières, modistes et danseuses confirment cela.

Manet et Degas
Madame Yves Gobillard (née Morisot), 1869
Manet et Degas
Mme Lisle et Mme Loubens, Degas, 1870
Manet et Degas
Portrait du peintre James Tissot, Degas, 1867.
Manet et Degas
Portrait de Diego Martelli, Degas, 1879
Manet et Degas
Eugène Manet, Degas, 1874
Manet et Degas
La femme au perroquet, Manet, 1866

Femme au perroquet

 

Dans le sillage de Courbet,
Manet livre sa version de la femme au perroquet en 1868, suivi quelque temps plus tard par Degas (lui-même inspiré par le tableau de Manet).

Manet et Degas
Femme sur une terrasse, (ou femme aux ibis), Degas, 1866-1868

Etre peintre pendant la guerre

Degas ne s’implique pas dans l’actualité politique. Il la laisse volontiers à la porte de son atelier. Ce qui n’est pas le cas de Manet qui ressent le besoin d’exprimer sa ferveur républicaine. Les dessins exposés (lithographie, gouache, aquarelle) ainsi que des grands formats dénoncent la violence des répressions exercées à l’encontre des communards.

Manet et Degas
La Barricade, Manet, 1871
Manet et Degas
Guerre civile, Manet, Lithographie, 1873

Manet et Degas sont contraints de se mobiliser au sein de la garde nationale pour défendre Paris assiégée. Ils vivent ensemble l’attente et la peur, le froid et le doute (contrairement à beaucoup d’artistes qui ont fui la France). Ils connaissent des drames, perdent des amis ; s’alimentent parfois de rats et de bouts de chevaux morts au combat. Les deux hommes se rapprochent sur le plan intime.

Manet se nourrit non seulement du contexte de la guerre avec la Prusse (1870) mais aussi du contexte de la guerre de sécession aux Etats-Unis (1861-1865) et de l’exécution de l’empereur Maximilien (1867) au Mexique. Dans le tableau L’évasion de Rochefort (1881) Manet peint l’évasion d’un journaliste opposant à Napoléon III qui avait été envoyé au bagne de Nouvelle-Calédonie après la Commune.
Dans Le combat du « Kearsarge » et de l’Alabama (1864) le peintre représente un conflit au large de Cherbourg entre le Kearsarge et l’Alabama en plein naufrage. En célébrant la victoire des nordistes Manet se positionne contre l’esclavage.

Degas à la Nouvelle-Orléans

La famille maternelle de Degas vit du commerce du coton à la Nouvelle Orléans. Le peintre se décide à leur rendre visite famille en 1872. Le séjour de six mois se matérialise avec ce tableau. Dans le bureau de son oncle, ses deux frères prennent la pose : Achille est adossé à un guichet et René lit un journal. C’est le premier tableau acquis par un musée français, à Pau, en 1878.

Manet et Degas
Portraits dans un bureau (Nouvelle Orléans), 1873

Le jeu de l'impressionnisme

A la sortie de la guerre naît le mouvement  » impressionniste ». Manet garde ses distances même si sa peinture parle pour lui. Au même moment, Degas est pleinement engagé dans les voix de tête.
Peindre sur le motif, à l’air libre, en pleine conscience de l’évolution des perceptions, là-dessus Degas comme Manet jouent le jeu. L’année 1874 célèbre la première exposition du genre. Manet refuse d’y participer. « Rendre son impression » est néanmoins un devoir, ce qu’il accomplit avec « La famille Monet au jardin » en 1874 sans pour autant l’exposer.

 

Manet et Degas
La famille Monet au jardin, Manet, 1874

Degas prévoit d’exposer 10 tableaux et insiste pour que Manet participe, il est très déçu de son refus, dit de lui qu’il est « petit bourgeois », « plus vaniteux qu’intelligent ». 
Degas expose alors sans Manet aux côtés de Renoir, Pissaro, Monet, Caillebotte, etc.
Le paradoxe relevé par les spécialistes est que la peinture de Degas est moins perçue comme impressionniste que celle de Manet. Stéphane Mallarmé, un intime de Manet, déclare en 1876 que Manet a tout du chef de l’école impressionniste. 
Les liens se crispent entre Manet et Degas.

 

Manet et Degas
Bains de mer. Petite fille peignée par sa bonne, Degas, 1870
Manet et Degas
Au bord de la mer, Degas, 1869, pastel sur papier

Capter les ambiances parisiennes

Après la guerre, les deux peintres s’intéressent aux mêmes sujets et cultivent une certaine rivalité. Malgré leurs différences de tempérament, ils ne se quittent pas de l’oeil.

La vie urbaine, avec ses cafés, ses terrasses, son agitation, ses couleurs, est une source d’inspiration majeure pour les impressionnistes. La peinture illustre la modernité des moeurs ; par exemple les femmes s’exposent à la terrasse des cafés, devant une absinthe, une cigarette à la main.
Là encore, dans la manière d’aborder le sujet, Manet et Degas ne recherchent pas la même chose.

Degas recherche le geste familier, l’instant ordinaire. Il s’empare de l’expressivité du travail de la blanchisseuse, de la repasseuse, de la vendeuse de chapeaux, des danseuses. Il chronique la société de son époque comme l’on fait les écrivains à leur manière. Il y a quelque chose d’attendrissant dans cette observation discrète du peintre qui se saisit du temps qui passe.

Manet et Degas
Femmes à la terrasse d'un café le soir, Degas, 1877, pastel sur monotype
Manet et Degas
Dans un café (L'absinthe), Degas, 1876
Manet et Degas
La prune, Manet, 1877

Pour préparer l’exposition impressionniste de 1977, Degas peint des prostituées discutant à la terrasse d’un café de boulevard.
Dans la thématique du café, Degas prend aussi le parti de l’hébétude d’une femme sous l’emprise de l’absinthe. Cette femme, Ellen Andrée, une amie du peintre, se trouve en terrasse de La Nouvelle Athènes, un café familier des artistes et des écrivains sur la place Pigalle. Elle est accompagnée ce jour-là du critique d’art Marcellin Desboutin. Une femme passe devant la toile et s’exclame à mes côtés : « eh bien ça ne rend pas gai l’absinthe ! » Perdue dans ses pensées, gagnée par l’ivresse, la femme du tableau est en effet absente.
L’exposition propose de comparer ce tableau à « La Prune » (1877) de Manet.
Il s’agit de la même actrice, toujours accompagnée d’une cigarette et d’un verre d’alcool, dans le même endroit mais le rendu est tout autre ; cette fois la femme est au centre, présente, dans une pose réceptive, presque séductrice. 

"Il faut avoir une haute idée non pas de ce qu'on fait
mais de ce qu’on pourra faire un jour, sans quoi ce n’est pas la peine de travailler."

Edgar Degas

L’exposition pousse plus loin la comparaison en s’emparant du thème Masculin-Féminin. Le rendu du féminin révèle d’une certaine manière la relation singulière que chacun entretient avec les femmes. Manet est très à l’aise en société au milieu des femmes, il est même séducteur. Il a une vie sentimentale épanouie auprès de la pianiste Suzanne Lenhoff. Degas est au contraire très réservé et nous savons peu de choses de sa vie sentimentale. Il est vrai que dans les oeuvres de Degas exposées, le rapport entre l’homme et la femme est plus distant, plus troublé.  
Manet se moquait de son ami sans délicatesse. Il aurait confié un jour à Berthe Morisot à propos de Degas :
« Il manque de naturel ; il n’est pas capable d’aimer une femme, même de lui dire, ni de rien faire. » Berthe Morisot et ses soeurs elles-mêmes se sont moquées de la maladresse de Degas.
On a vu en Degas un misogyne mais la réalité est certainement bien plus complexe. Degas s’entendait plutôt bien avec les femmes de ses amis, c’est peut-être pour cela qu’il a tant représenté Suzanne.
Il entretenait aussi une grande amitié avec son élève Marie Casatt.

 

Manet et Degas
La leçon de musique, Manet, 1870
Manet et Degas
Intérieur (dit aussi Le viol), Degas, 1869
Manet et Degas
Nana, Manet, 1877
Manet et Degas
Bouderie, Degas, 1870
Manet et Degas
Violoniste et jeune femme, Degas, 1871

Chez Manet, la femme est souriante et regarde en direction du peintre. On discerne toute l’aisance de Nana, son regard complice, son sourire. Ce grand format qui montre l’univers d’une courtisane a été rejeté au salon de 1877, mais il fut exposé un peu plus tard dans une boutique.
Dans le tableau Intérieur de Degas, a contrario le climat est sombre et angoissant. C’est un tableau troublant. On comprend mal ce qui s’est passé. La femme tourne le dos à l’homme qui se tient contre la porte d’entrée, des vêtements gisent au sol. L’homme bloque la porte. Ce tableau a d’ailleurs été renommé Le Viol.
Degas a par ailleurs beaucoup peint les femmes, c’était un grand amateur de ballet et d’opéra.
Les séries de danseuses constituent ses premiers succès en Angleterre. En France, c’était un sujet moins familier ; les préjugés associaient la danse et la prostitution latente, les bourgeois étant réputés pour fréquenter autant les bordels que les cafés. Il est vrai que beaucoup de danseuses venaient de milieux modestes et certaines allaient jusqu’à se prostituer. Pourtant, dans cette série sur les travailleuses, la tendresse qu’éprouve Degas pour les femmes se lit de manière évidente. C’est un peintre du corps en mouvement. 

Manet et Degas
Degas, Blanchisseuse, 1873
Manet et Degas
Repasseuses, Degas
Manet et Degas
Chez la modiste, 1879-1886

Courses hippiques

Les courses hippiques sont un sujet d’étude. Manet choisit d’exprimer l’action et la vitesse tandis que Degas s’attache aux à-côtés.

Les courses au Bois de Boulogne, Manet, 1872
Chevaux de course, devant les tribunes, Degas, 1868

La peinture de nu

Dessiner le nu est une tradition depuis la Renaissance ; une étape initiatique dans la compréhension des grandes lois de la nature, dans l’écoute de qu’elle a à nous dire à propos de la règle de l’harmonie et de l’idée de perfection. Les idéaux esthétiques se perpétuent à travers la copie.

Pour la dernière exposition impressionniste, Degas expose une série de 10 nus de femmes dans leur vie ordinaire. Elles se baignent, se coiffent, s’essuient. On fait de Degas un misogyne parce qu’on estime que ces postures ne sont pas esthétiques. Pourtant encore une fois, elles sont attendrissantes.

Manet et Degas
Edgar Degas, Le Tub, 1886
Manet et Degas
Degas, Femme nue, 1876, pastel sur monotype
Manet et Degas
Edouard Manet, Femme dans un tub, 1878

Dans la lignée de son ami Degas, Manet livre sa vision de la femme dans un tub avec un pastel sur toile.
En avril 1880, il proposera une trentaine de nus féminins réalisés au pastel et à l’huile.

Les chats

Baudelaire et Manet sont fascinés par les chats. L’un l’exprime par la plume, l’autre par le pinceau. On se souvient du petit chat noir d’Olympia qui avait marqué les esprits. Le chat noir a acquis une connotation sexuelle puisqu’en réalité il était très souvent le compagnon des courtisanes.

Manet et Degas
Manet, les chats, 1868, eau forte et aquatinte
Manet et Degas
Manet, la femme au chat (madame Edouard Manet), 1880. Acquis par Degas, échangé contre l’un de ses pastels.

Degas sans Manet

L’amitié entre les deux peintres prend brutalement fin en 1883 à la mort prématurée de Manet. Degas est sous le choc. « Il était plus grand que nous le croyions ! »  est une déclaration un peu mystérieuse de Degas au sujet de son ami disparu. Quoiqu’il en soit, l’ami témoigne de son admiration et de son affection en prenant soin de rendre un hommage appuyé. Il fera aussi en sorte qu’Olympia soit exposé au musée du Louvres ; et surtout il collectionnera les oeuvres de Manet au point de vouloir en constituer un musée.

Manet et Degas
D'après Olympia de Manet, Gauguin

La  collection de Degas est remarquable puisqu’il a acquis 80 oeuvres de Manet entre 1881 et 1897 (dont 8 tableaux et 60 gravures). On y retrouve notamment exposés Femme à la cigarette (1862) et la copie d’Olympia par Gauguin ; l’ami fidèle veut aussi reconstituer la toile la plus ambitieuse de Manet : « L’exécution de Maximilien ». Cette toile fut en fait découpée par des membres de la famille, sans doute pour pouvoir vendre diverses parties. Manet avait prévu ce tableau pour le salon de 1868 mais jugée trop subversive elle ne fut jamais exposée de son vivant. Ce travail traduit la profonde déception de Manet à l’égard de Napoléon III.

Manet et Degas
Femme à la cigarette, Manet, 1862
Manet et Degas
L'exécution de Maximilien, 1869

Dans le musée rêvé de Degas, il y aurait aussi toutes ses nombreuses acquisitions : Ingres, Delacroix, Greco, Cézanne, Gauguin
A la fin de son existence, Degas devient aveugle mais il garde les tableaux au mur, leur présence le maintient connecté au passé. Dix huit mois plus tard après la mort de Manet, Degas se confie dans une lettre à un ami :
« Fondamentalement je n’ai pas beaucoup d’affection. Et celle que j’ai pu avoir n’a pas été accrue par la famille et autres problèmes. J’ai été seulement laissé avec ce qu’il n’a pas été possible de me prendre, pas grand-chose… 
Ainsi parle un homme qui veut finir sa vie et mourir seul sans aucun bonheur quel qu’il soit. »

Degas meurt 33 ans après Manet d’un AVC. Il a 83 ans, il est pauvre, triste et aveugle. Il écrivait sur sa solitude : « Vivre seul, sans famille, c’est vraiment trop dur. Je ne me serais jamais douté que je dusse en souffrir autant. Et me voici, vieillissant, mal portant, presque sans argent. J’ai bien mal bâti ma vie en ce monde ! ». Degas continue de travailler dans les dernières années malgré ses soucis de vision. Dans les années 1890, le prix de ses tableaux flambe. C’est aussi un collectionneur réputé qui se positionne en marge des institutions.
La dernière partie de son oeuvre est inconnue jusqu’à sa mort, il n’a jamais exposé de son vivant ses dernières danseuses qui ouvrent la voie au fauvisme.
Au tournant du 20e siècle, Degas est passé grand maître ; par ses cadrages et ses lumières, il ouvre la voie à la modernité.
Cette exposition brillante réussit à nous captiver ; elle nous raconte une histoire selon une approche biographique chronologique mais aussi thématique. Nous voilà intrigué par cette amitié singulière face à des tableaux mis volontairement en tension. L’histoire de deux amis peintres au coeur d’un siècle mouvementé ; leurs postures artistique et politique dans l’esprit du temps, leur rapport d’être au monde différent.

EXPOSITION au Musée d’Orsay jusqu’au 23 juillet 2023.

Manet et Degas
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