René Magritte : l'art de peindre est un art de penser

En questionnant le lien entre peinture et réalité, image et texte, dialectique et vérité, l’exposition du Centre Pompidou choisit la relecture plutôt que la rétrospective. L’oeuvre de René Magritte est ainsi abordée par le biais de sa passion pour la philosophie. "La trahison des images" (le nom de l’exposition) révèle la posture du peintre : l’image est nécessairement une vision tronquée de la réalité. La peinture est plutôt une pensée en action et Magritte aime mettre de la philosophie dans ses tableaux.

L’une des spécificités de la peinture de René Magritte est de jouer sur le décalage entre un objet et sa représentation. Ci-dessous, nous avons une image de pipe et un texte qui nous dit que ce n’est pas une pipe. En titrant ce tableau de 1929 La Trahison des images, Magritte semble nous dire qu’il préfère voir l’objet comme une réalité plutôt que comme un mot (par nature arbitraire).
Pour expliquer ce qu’il a voulu signifier, Magritte a déclaré : « La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation. Donc si j’avais écrit sous mon tableau “Ceci est une pipe”, j’aurais menti ! »

rené magritte
La trahison des images (Ceci n'est pas une pipe) - 1929

"L'art de la peinture ne peut vraiment se borner qu’à décrire une idée qui montre une certaine ressemblance avec le visible que nous offre le monde."

René Magritte
rené magritte
La condition humaine, 1935

L'allégorie de la Caverne

 Socrate : Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine en forme de caverne, possédant, tout le long de la caverne, une entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de cette demeure ils sont, depuis leur enfance enchaînés par les jambes et par le cou, en sorte qu’ils restent à la même place, ne voient que ce qui est en avant d’eux, incapables d’autre part, en raison de la chaîne qui tient leur tête, de tourner celle-ci circulairement.
Quant à la lumière, elle vient d’un feu qui brûle en arrière d’eux, vers le haut et loin. (…)
Dès lors, les hommes dont telle est la condition ne tiendraient, pour être le vrai, absolument rien d’autre que les ombres projetées par les objects fabriqués. (…)
Quand l’un de ces hommes aura été délivré et forcé soudainement à se lever, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la lumière ; quand, en faisant tout cela, il souffrira ; quand, en raison de ses éblouissements, il sera impuissant à regarder lesdits objets, dont autrefois il voyait les ombres. (…) C’est maintenant, dans une bien plus grande proximité du réel et tourné vers de plus réelles réalités, qu’il aura dans le regard une plus grande rectitude. »

Platon, La République, Livre VII

 

La philosophie a toujours considéré d’un oeil critique les illustrations artistiques du monde, à cela Magritte répond avec La Lampe philosophique. Le philosophe est prisonnier de ses pensées comme le fumeur est prisonnier de sa pipe, et plus généralement, comme l’homme est prisonnier de sa condition. Magritte met à distance la posture du philosophe et garde son esprit critique en toute circonstance.

rené magritte
La lampe philosophique, Magritte, 1936

Un surréalisme raisonné

Le propre du surréaliste est de décomplexer son rapport à l’art en revendiquant une absolue liberté. Magritte a intégré ce mouvement issu du Dadaïsme et de la Psychanalyse après sa rencontre avec le Chant d’Amour de Giorgio de Chirico (le canon de beauté de l’esthétique surréaliste).
Un portrait grec sculpté, un gant rouge en caoutchouc, une boule verte. Trois objets sans nul rapport. Cette perspective réjouit Magritte car c’est la première fois qu’il décèle une réflexion dans un tableau. Il y voit une « rupture complète avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers du talent, de la virtuosité et de toutes les petites spécialités esthétiques. »
Il parle « d’une nouvelle vision, où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde ».

Magritte, qui, lui aussi, joue sur la coexistence arbitraire des objets, va plus loin en associant des images et des mots qui n’ont aucun lien logique.
Le surréalisme constitue sa première adhésion. Mais la philosophie le passionne de plus en plus.
Dès les années 50, il commence une correspondance avec les philosophes Alphonse De Waelhens et Chaïm Perleman. Ainsi qu’avec Michel Foucault, qui publie en 1973, le récit de leurs échanges sous le titre « Ceci n’est pas une pipe ».

La lecture de ces correspondances permet d’approfondir la démarche du peintre mais une simple contemplation de son oeuvre suffit à se faire une idée. Dans La Clairvoyance, Magritte semble évoquer la démarche qui est la sienne à partir de 1936. Plutôt que d’associer des objets et des mots de manière arbitraire, il choisit de les réunir dans un lien logique, « dialectique ». C’est ce qu’il nomme « les affinités électives ». A titre d’exemple : lorsqu’il se représente en train de peindre un oiseau, lequel est le devenir logique du modèle, l’oeuf posé sur la table.

 

René Magritte
Giorgio de Chirico, Le chant d’amour, 1914
rené magritte
Magritte, La Clairvoyance, 1936
René Magritte
Les vacances d'Hegel, 1948

Je crois que Hegel aurait aimé cet objet qui a deux fonctions contraires : repousser et contenir de l’eau ; cela l’aurait sans doute amusé comme on peut l’être en vacances ? »
René Magritte

Au fil de ses lectures philosophiques
(il était un amateur de Hegel), Magritte cherche à faire de sa peinture une continuation de sa pensée. L’image n’est plus une représentation de la pensée, mais une pensée en action.

Chaque tableau pose désormais une problématique et sa beauté réside dans sa nature énigmatique. L’image n’illustre plus le monde, elle le problématise. En cela peut naître l’acte poétique. Dans Les Vacances de Hegel, il y a un jeu dialectique où le parapluie repousse l’eau et le verre qui la reçoit. Puisque le verre reçoit l’eau, il faudrait replier le parapluie sauf que si on le replie, le verre se renverse et l’eau avec.

Dans le tableau suivant une poule vient de pondre un oeuf et observe attentivement un oeuf à la coque. Magritte nous propose une réflexion sur le début et la fin de toute chose ; sur les origines qui nous renvoient au fameux paradoxe de l’oeuf ou la poule.

rené magritte
Variante de la tristesse, 1957

En 1938, Magritte tient une conférence à Anvers et révèle ses intentions en racontant ce rêve au public :

« Une nuit de 1936,  je m’éveillai dans une chambre où l’on avait placé une cage et son oiseau endormi. Une magnifique erreur me fit voir dans la cage l’oiseau disparu et remplacé par un oeuf. Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressentis était provoqué précisément par l’affinité de deux objets : la cage et l’oeuf, alors que précédemment je provoquais ce choc en faisant se rencontrer des objets sans parenté aucune. »

Magritte en fera un tableau. De même qu’il consacrera un tableau à l’éloge de la dialectique. Le peintre l’évoque en ces termes : « Pour la maison, je fis voir par la fenêtre ouverte dans la façade d’une maison une chambre contenant une maison.  C’est l’éloge de la dialectique. »

 

rené magritte
Les affinités électives, 1933
René Magritte
Eloge de la dialectique, 1937

Les deux tableaux suivants bougent aussi les lignes et bousculent les rapports que nous entretenons avec le monde visible.
La tour en pierre se dote de racines pendant qu’il pleut sur le nuage.

rené magritte
La folie Almeyer, 1951
Le chant de l'orage, 1937
rené magritte
Le modèle rouge, 1935

Le peintre va plus loin encore avec Le modèle rouge. Il se désole que la coutume, par la force de l’habitude, nous amène à consentir à des choses qui sont, en réalité, monstrueuses et barbares. Ceci est à l’image de cette union d’un pied humain et d’un soulier en cuir.
Voici une autre manière de traiter le problème posé par l’Allégorie de la caverne de Platon.

Les tableaux mots

En 1927, Magritte s’installe en France et se rapproche de la communauté surréaliste d’André Breton. C’est à cette époque qu’il réalise sa série de « tableaux mots ». Il songe aux poèmes picturaux de Miro mais il est aussi sous l’influence de ses nouvelles connaissances : Ernst, Dali et Arp. En 1929 il écrit son texte majeur (« Les mots et les images ») pour le numéro 12 de la revue Révolution Surréaliste.

Magritte s’attaque donc au langage. Mots, images et objets se côtoient selon différents rapports (association, substitution, union). Les mots priment souvent sur l’image parce qu’ils sont plus précis.
On retient la démarche « déconstructiviste » de Magritte sans toutefois tenter de résoudre ses énigmes. Derrière une réalisation impeccable, réaliste et froide, se niche une pensée complexe, souvent incompréhensible.
Magritte finit par se brouiller avec Breton et retourne vivre à Bruxelles. « Viens Georgette on s’en va » est une phrase culte qui fait référence à cette fois de trop où André Breton exige de Georgette qu’elle enlève la croix qu’elle porte autour du cou.

rené magritte
Le palais de rideaux IIII - 1928
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L'apparition, 1928
rené magritte
L'usage de la parole VI, 1928
rené magritte
Les charmes du paysage, 1928
rené magritte
Le sens propre, 1929
Le parfum de l'abîme, 1928

Le mythe de l’invention de la peinture

Magritte explore la philosophie et la mythologie pour questionner les fondements de la peinture. Quelques tableaux attestent de sa connaissance de l’histoire de Pline l’Ancien.
L’exposition consacre une salle entière au récit de l’écrivain naturaliste qui rédigea une véritable encyclopédie en 77 après J.C, Histoire Naturelle.
Du récit de Pline l’Ancien, Magritte retient trois éléments pour questionner le statut de l’art : la bougie, l’ombre et la silhouette.
Pline l’Ancien faisait de la peinture une « empreinte » du désir amoureux. Mais en cela, est-elle en mesure de restituer le réel ? Magritte répond par la négative au moyen de l’allégorie : Le principe d’incertitude. On ne peut dire d’un objet ce qu’il est d’après son ombre. Une ombre d’oiseau peut être obtenue avec des ombres chinoises créés par la position des mains et doigts.

rené magritte
La lumière des coïncidences, 1933
rené magritte
Le principe d'incertitude, 1944

"Sans la matière, la lumière est invisible. Ceci me semble rendu évident dans la lumière des coïncidences où un objet quelconque, un torse de femme, est éclairé par une bougie."

René Magritte
rené magritte
Le beau monde, 1962
La clé des champs, 1936
Les mémoires d'un saint, 1960
Le joueur secret, 1927

« Ce que j’écoute ne vaut rien, il n’y a que ce que mes yeux voient ouverts et plus encore fermés. »

René Magritte
La folie des grandeurs, 1962
La tentative de l'impossible, 1928
L'évidence éternelle, 1948
rené magritte
Les amants, 1928

Qu’il est vain de vouloir peindre la beauté parfaite ! L’évidence éternelle s’inspire d’un texte de Cicéron à propos de la genèse d’une peinture de Zeuxis. C’est une créature parfaite réalisée à partir de fragments anatomiques de jeunes filles de Crotone. L’idéal de beauté ne réside pas en un seul modèle, la nature n’a pas donné à l’homme la perfection absolue.
En faisant de la beauté quelque chose de fragmentaire, Magritte prend le contre-pied de l’idéal de beauté classique, nécessairement harmonieux et homogène.
Devant le tableau Les amants, le méditant peut réfléchir à ses peurs inconscientes, au visage absent, à l’image impossible…, au tissu recouvrant le visage de Regina, la mère de Magritte, lorsqu’elle a été retrouvée morte dans la Sambre où elle s’était jetée.

« Tout dans mes oeuvres est issu du sentiment que nous appartenons à un univers énigmatique. La certitude de cette appartenance est d’un ordre moral, mystique, entièrement étranger au domaine où les choses
se prouvent, se découvrent et s’opposent.»

René Magritte

Surréalisme en plein soleil

Avec la victoire de l’armée rouge à Stalingrad en 1943, Magritte retrouve l’espérance et adopte « le style Renoir ». Il abandonne le surréalisme tourmenté au bénéfice d’un « surréalisme en plein soleil ». Les amis parisiens de Breton ne signeront pas son manifeste. Il y a rupture.
La Moisson évoque le bien-être, la sensualité, la fécondité, l’abondance.

rené magritte
La moisson, 1943
Le psychologue, 1928
La vie des insectes, 1947

Magritte revisite plusieurs fois l’allégorie de la Caverne et répond aux surréalistes parisiens qui ne comprennent pas son « surréalisme en plein soleil » et sa période « vache ». Un moyen de dire qu’il assume ; est-ce lui le fou, l’évadé de la caverne ?

rené magritte
Les grands rendez-vous, 1947
L'acte de foi, 1960
La belle captive, 1931

Son exposition « Peinture et gouaches » organisée à Paris est l’empreinte de « sa période vache ». Cette série de toiles scandalise la scène parisienne. Magritte avait de l’humour mais il ne fut pas toujours bien compris. Il donne des imperfections à son tableau pour montrer que les obstacles à la fois dissimulent et révèlent le monde. Pour lui, le savoir prime sur le perçu, il prend le parti de la peinture de l’esprit.

L'Ellipse, 1948
La famine, 1948

Les six éléments est à voir comme un petit concentré d’éléments constitutifs du langage iconographique du peintre. Sont présents les trois éléments élémentaires à l’origine de toute chose, l’air, la terre, le feu, ainsi qu’une femme, une maison et des grelots.

Les six éléments, 1928
rené magritte
L'éloge de l'espace, 1927
rené magritte
La magie noire (1re version), 1934

"Mes tableaux ont été conçus comme des
signes matériels de la liberté de pensée"

René Magritte

Je quitte Magritte avec un sentiment mitigé. J’aime son impertinence, sa facilité à créer de la fantaisie et faire parler les rêves. En sa compagnie on n’échappe pas au mystère du monde.
Magritte nous demande toutefois patience et prudence pour bien le comprendre au delà d’un style très bien exécuté mais parfois froid et distant (réalisme, analyse, déconstruction).

 REPORTAGE – Exposition « La trahison des images »
Centre Pompidou, Paris, 21 septembre 2016 – 23 janvier 2017

Tableaux & mots

L'heureux donateur, 1966
Le blanc-seing, 1945

 "Je n’ai rien à exprimer. Je recherche simplement des images et j’invente, j’invente. Je n’ai pas à me préoccuper de l’idée : seule limage compte, inexplicable. Je peins l’au delà, mort ou vivant. L’au delà de mes idées, par des images (…) ce n’est donc pas une représentation du mystère que je recherche, mais des images du monde visible unies dans un ordre qui évoque le mystère. Ma peinture consiste en des images inconnues de ce qui est connu. Elle décrit une pensée faite des apparences que le monde nous offre et qui sont unies dans un ordre qui évoque le mystère de la réalité."

René Magritte
rené magritte
L'empire des lumières, 1953
L'échelle de feu, 1934
L'art de la conversation, 1950

« Je veille à ne peindre que des images qui évoquent
le mystère du monde. »

René Magritte
rené magritte
Les mystères de l'horizon, 1955

"L'on abuse du mot "rêve" à propos de ma peinture.
Je veux bien que le domaine du rêve soit respectable, mais mes travaux ne sont pas oniriques bien au contraire.
Il s'agit de "rêves" très volontaires qui n'ont rien de vague comme les sentiments que l'on aurait en s'évadant par le rêve.
Cette volonté qui me fait rechercher des images consiste surtout à faire le plus de lumière possible. Je ne peux travailler que dans la lucidité.
On appelle cela aussi l'inspiration."

René Magritte

6 réflexions sur “René Magritte : « L’art de peindre est un art de penser »”

  1. En rapport avec votre excellent article, une série de dessins clin d’oeil à l’oeuvre de René Magritte « Ceci n’est pas une pomme »
    La légende diffère cependant. Sous l’image d’un fruit ou d’un légume la liste exhaustive des produits phytosanitaires que contiennent pommes, fraises, pomme de terre … :  » Ceci est du Abamectine , Acequinocyl , Clofentézine , Etoxazole … »
    A découvrir la série en cours de réalisation : https://1011-art.blogspot.com/p/hommage-magritte.html

    Bonne dégustation ! « Manger 5 fruits et légumes par jour ! » … avec ou sans pesticides ?

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